Gestion obligataire stratégique : la japonisation prévisible des obligations d’entreprises américaines
Principaux points à retenir
- Au début du mois de mars, j'avais écrit qu’« à la suite de la crise de COVID-19, nous ne serions pas surpris de constater des rendements d'obligations d'entreprises de qualité plus faibles en fin d'année qu'ils ne l’étaient début 2020 », étant donné la réponse monétaire prévisible des banques centrales. Ainsi, « le coronavirus nous donne l'opportunité », en tant qu'investisseurs en obligations d'entreprises, de capter des revenus intéressants pour les années à venir.
- Cet engouement pour les obligations d'entreprises de qualité était inhabituel car le consensus était à l'opposé : la dette des entreprises s'était transformée en une bulle pluriannuelle sur le point d'éclater, et le volume émis de dette notée BBB (obligations émises juste un cran au-dessus du haut rendement) était en particulier extrêmement élevé, faisant craindre une évolution erratique des valorisations des obligations à la suite d'un choc économique externe.
- Si la japonisation de l'Europe est en cours depuis quelques années et n'a fait l'objet d'un consensus que récemment, les États-Unis sont restés une exception. Les événements ont prouvé le contraire et notre thèse de la japonisation est désormais une réalité aux États-Unis, les rendements s'établissant à 2 % en moyenne pour les investissements américains, contre 2,9 % début 2020.
Dans un article publié début mars (Dernières actualités liées au Coronavirus jour de l'équipe Strategic Fixed Income), j'écrivais : « Lorsque nous sortirons de la « récession » due au coronavirus, nous serons dans un monde de taux d'intérêt « nuls » dans l'ensemble des pays développés ; les banques centrales achèteront encore davantage d'obligations d'entreprises investment grade au travers des mesures d'assouplissement quantitatif, d'une relance budgétaire et d'un nettoyage des segments « value » des marchés du crédit qui ont été à la traine pendant des années (la dette à haut rendement du secteur de l’énergie en étant l'exemple le plus évident). Par conséquent, je ne serais pas surpris de voir les rendements des obligations d'entreprises de qualité baisser encore davantage d'ici la fin de l'année et atteindre des niveaux encore plus bas que ceux où nous avons commencé ». Ce point de vue est ancré dans l'expérience des marchés européen et britannique des obligations d'entreprises de ces dernières années et fait suite à l'expérience du Japon il y a plusieurs décennies.
La « japonisation » est un terme vague destiné à expliquer que bon nombre des défis auxquels sont confrontées les économies du monde développé aujourd'hui ont été relevés pour la première fois au Japon il y a vingt ans. Alors qu'une croissance faible, des taux d'intérêt toujours plus‑bas et des rendements obligataires négatifs se sont propagés au reste du monde, le Japon joue le rôle de prisme par lequel les marchés analysent ces économies. Depuis un an environ, le terme « japonisation » est apparu à plusieurs reprises dans les médias financiers. On a beaucoup écrit sur la « japonisation » de l'Europe. Nous avons nous-mêmes fait référence à cette tendance à plusieurs reprises depuis 2012, époque à laquelle nous avons commencé à parler de la théorie de l'économiste Nomura Richard Koo sur la récession bilancielle au Japon.
La japonisation s'étend au monde développé
Après la crise financière mondiale de 2008, les banques centrales, les régulateurs et les responsables politiques ont été contraints de prendre des mesures extraordinaires pour soutenir leurs économies. Malgré leurs efforts, la croissance et l'inflation sont restées obstinément faibles dans le monde développé, tandis que la longue période de politique monétaire accommodante a entraîné une baisse constante des taux d'intérêt et des rendements obligataires, les menant parfois en territoire négatif (Europe), les États-Unis restant une exception.
La chute des rendements des emprunts d'État et des taux d'intérêt au cours des dernières années, certains passant en territoire négatif, a été pour nous le signe évident de la japonisation de l'Europe. Nous parlons depuis longtemps de l'échec de la théorie économique dominante, qui a trop souvent surestimé‑la croissance et l'inflation futures des pays développés. Ce courant de pensée a plutôt cherché à privilégier les facteurs thématiques à long‑terme qui pèsent sur les rendements obligataires, tels que la démographie, l'excès d'endettement et l'impact de la technologie.
Par conséquent, entre 2014 et 2018, la plupart des pays développés n’ont fait que réduire les taux d'intérêt. L'Amérique du Nord a fait exception, la Banque du Canada et la Réserve fédérale américaine (Fed) ayant poursuivi des cycles de légère hausse de leurs taux d'intérêt. Cette divergence des taux d'intérêt avait déjà pris fin avec les modestes baisses de taux de la Fed en 2019. Et cette convergence s'est accélérée en 2020 en raison de la pandémie. Les importantes mesures d'urgence prises par les principales banques centrales pour lutter contre la crise, par la Fed en particulier, ont fait chuter les rendements des emprunts d'État aux États-Unis et ailleurs. Alors que les rendements des emprunts d'État continuaient de baisser, les investisseurs se sont tournés vers les marchés des obligations d'entreprises, notamment aux États-Unis.
La japonisation de la volatilité
Comme au Japon, au cours de la crise du COVID‑19, les banques centrales sont parvenues à éradiquer la volatilité grâce à diverses mesures de relance extraordinaires, notamment la baisse des taux directeurs, l'assouplissement quantitatif, le ciblage des rendements et les orientations des anticipations (« forward guidance »). Ainsi, les autorités monétaires ont étouffé la volatilité des taux d'intérêt et réduit le risque systémique, créant des conditions parfaites pour l'investissement en obligations d'entreprises.
Aux États-Unis, les programmes de soutien de la Fed aux investissements investment grade, et dans une moindre mesure à certains risques de défaut associés aux obligations à haut rendement (par l'achat d’ETF investis en titres high yield) ont encore réduit la volatilité des marchés obligataires. Le résultat final était suffisamment prévisible : pour les investisseurs en quête de revenus, les rendements exceptionnellement bas et stables des emprunts d'État ont transformé les obligations investment grade en une alternative attractive.
RENDEMENTS DES OBLIGATIONS D'ENTREPRISES INVESTMENT GRADE RAPPORTÉS À CEUX DES BONS DU TRÉSOR AMÉRICAIN
Source : Janus Henderson Investors, indices ICE Bank of America, Bloomberg, données quotidiennes, au 31 août 2020.
L'ère des « nouveaux souverains »
Selon un document de recherche de Bank of America, environ deux‑tiers des marchés obligataires mondiaux offrent actuellement un rendement inférieur à 1 %. Les rendements des obligations souveraines européennes ont chuté de façon spectaculaire dans les années qui ont suivi la crise financière mondiale. Et en 2010-2011, lorsque le rendement des Bunds de 5 ans‑est tombé sous le seuil de 1 %, les investisseurs en obligations ont délaissé les emprunts d'État pour se tourner vers les marchés du crédit.
Comme en Europe, le marché américain des obligations d'entreprises a connu une demande accrue et d'importantes entrées de capitaux ces derniers mois. Le marché primaire (celui des nouvelles émissions) des obligations d'entreprises américaines s'est rapidement rouvert au cours de la crise suite aux actions de la Réserve fédérale - alors que les vannes s'ouvraient pour le segment investment grade dès le mois de mars, le marché du haut rendement a lui redémarré en fanfare le mois suivant. Les emprunteurs ont profité de la baisse des coûts de la dette : ils se sont procuré des fonds suffisants pour assurer leurs opérations dans les mois difficiles à venir et/ou pour prolonger l'échéance moyenne de leur dette en émettant des obligations ayant des maturités de plus en plus longues‑, permettant ainsi de satisfaire l’appétit insatiable des investisseurs.
Compte tenu des faibles volumes d’échanges sur le marché secondaire, la demande de nouvelles émissions a été énorme sur le marché obligataire primaire, de nombreuses transactions ayant été sursouscrites, et ce malgré un volume record de nouveaux papiers‑(depuis le début de l’année, 1,4 milliard de dollars d'émissions investment grade au 8 septembre, contre 0,8 milliard de dollars pour l'ensemble de l'année 2019).
EN MARS, LES VANNES SE SONT OUVERTES POUR LES ÉMISSIONS INVESTMENT GRADE
Source : BNP Paribas, Bloomberg, Janus Henderson Investors, données mensuelles, au 31 août 2020. Volumes des émissions nettes moins anges déchus et rachats. Un ange déchu est une obligation dont la notation de crédit a été reléguée de la catégorie Investment grade à la catégorie haut rendement, en raison d’une détérioration de la situation financière de l’émetteur. Un rachat d'obligations se produit lorsqu'une entreprise intervient sur le marché pour racheter ses obligations auprès détenteurs.
Les entrées de capitaux dans les marchés investment grade et à haut rendement se sont poursuivies pendant une bonne partie du mois d'août. Elles ont été stimulées par le retour des acheteurs étrangers, le coût de la couverture en monnaie locale ayant diminué avec la baisse des taux d'intérêt.
Du fait des rendements anémiques offerts par les emprunts d'État, il est intéressant de noter que les obligations d'entreprises investment grade sont devenues la source alternative de rendement potentiellement « sûr », car la recherche de revenus ne laisse guère d'autre choix que d'acheter des obligations d’entreprises de bonne qualité. Ainsi, les sociétés bien connues, de qualité et générant des « revenus raisonnables » sont quasiment devenues les nouveaux souverains, et leurs obligations déterminent presque à elles seules les nouveaux taux de référence.
Pour le reste de l'année 2020, nous nous attendons à une baisse du volume d’émissions nettes d'obligations d'entreprises. Les entreprises ayant en effet levé suffisamment de fonds au cours du premier semestre seront probablement plus agressives dans la gestion de leurs notations de crédit et de leurs niveaux d’endettement. Elles devraient ainsi procéder à des rachats ou à des remboursements anticipés d'obligations.
La réduction de la volatilité est une aubaine pour les marchés d’obligations d'entreprises
Une moindre volatilité contribue à améliorer le profil performance/risque des actifs obligataires malgré des rendements plus faibles. Au Japon, les obligations d'entreprises ont, de manière perverse, généré au fil des années de solides performances ajustées‑du risque, malgré des rendements et des spreads de crédit plus faibles que leurs équivalents en Europe et aux États-Unis. Une analyse historique de Bank of America a montré qu'au cours des deux dernières décennies, les obligations d'entreprises japonaises investment grade, malgré un spread de crédit moyen représentant environ un quart à un‑cinquième de leurs équivalents en Europe et aux États-Unis, ont généré une performance ajustée du risque‑bien plus élevée, soutenue par le facteur favorable que constituait la faible volatilité.
Tant que les banques centrales peuvent maintenir un engagement crédible en faveur de taux d'intérêt bas pour les années à venir, conformément à leurs nouveaux modèles économiques de « cicatrices économiques » infligées par la crise COVID-19 et d'inflation trop faible, ces conditions « parfaites » pourraient perdurer comme dans d'autres pays. Cependant, les rendements des bons du Trésor américain à 10‑ans semblent désormais trop faibles d’environ 50 points de base par rapport à nos modèles d'évaluation des taux de variation des données économiques1. De « l'argent facile » a été gagné grâce aux obligations d'entreprises investment grade, le thème prévisible de la japonisation s'étant matérialisé en quelques mois, plutôt qu'en quelques années.
1Au 18 septembre 2020.
Glossaire des termes
Rendement : le niveau de revenu offert par un titre, généralement exprimé en pourcentage.
Obligations d’entreprises Investment Grade : obligations émises par des entreprises perçues comme ayant un risque de défaut relativement faible. La qualité supérieure de ces obligations se reflète dans leurs notations de crédit plus élevées par rapport aux obligations dont on pense qu’elles présentent un risque de défaut plus élevé.
Obligation à haut rendement : obligation dont la note de crédit est inférieure à celle d’une obligation de qualité investment grade. Parfois appelées « obligations dont la notation est inférieure à investment grade ». Ces obligations s’accompagnent d’un risque de défaut plus élevé de l’émetteur, de sorte qu’elles sont généralement émises avec un coupon plus élevé en compensation du risque supplémentaire.
Récession bilancielle : environnement économique prédominant lorsque des niveaux élevés d’endettement privé conduisent les particuliers et/ou les entreprises à privilégier l’épargne en remboursant leur dette, plutôt qu’à dépenser ou investir, ce qui à son tour entraîne un ralentissement de la croissance économique, voire une récession.
Risque systémique : risque d'un changement critique ou préjudiciable au système financier dans son ensemble, qui fragiliserait tous les marchés et toutes les classes d'actifs.
Échéance : la date d'échéance est la date à laquelle une dette arrive à maturité et où tout le capital et/ou les intérêts doivent être remboursés aux créanciers.
Marché primaire : un marché primaire permet d’émettre de nouveaux titres sur une bourse/une plateforme d’échanges pour que les entreprises, les États et d'autres entités puissent obtenir un financement par le biais de titres de créance ou de titres de participation.
Marché secondaire : le marché secondaire est le lieu où les investisseurs achètent et vendent des titres déjà existants.
Spread / spread de crédit : différence de rendement entre des titres de même échéance, mais de qualité de crédit différente. En règle générale, un élargissement du spread traduit une dégradation de la qualité de la signature des entreprises emprunteuses, tandis qu’un resserrement du spread est le signe d’une amélioration de la qualité de la signature.
Un point de base (pb) est égal à 1/100ème de point de pourcentage. 1 pb = 0,01 %, 100 pb = 1 %.
Performance ajustée du risque : calcul du profit ou du profit potentiel d'un investissement tenant compte du degré de risque qui doit être accepté pour l’atteindre.